
Chers Amis, l’auteur que je tiens absolument à vous présenter ce jour, est incontestablement l’interprète et le traducteur le plus précis des œuvres d’Oscar Wilde en France (au moins).
Le titre de mon article est une évidence : il signifie non seulement que les réflexions de Pascal Aquien permettent d’élucider le sens et les significations multiples de nombreuses œuvres wildiennes (de par ses analyses littéraires conjuguées au philosophique et à ses traductions), mais tout autant de poser et proposer un éclairage sur les mœurs et la vie d’Oscar Wilde en se basant sur ce que le poète lui-même s’efforçait à peine de masquer au quotidien.
Pascal Aquien présente l’être, le dire et nécessairement le faire de Wilde parce qu’il joue de sa propre lucidité dans les intentions stylistiques et métaphoriques de Wilde. Ou plus précisément, il propose (ici), un éclairage sur les jeux de mots, de sens et le « ballet » d’un langage wildien dans des provocations esthétiques et éthiques constantes.
Vous allez pouvoir prendre du bon temps et lire cet article qu’il a eu la délicatesse de me transmettre : il nous révèle, au travers de quelques pièces de théâtre (surtout), comment Oscar Wilde a mis à nu la complexité des genres et l’insoutenable perplexité du sexuel quand il faut le taire.
Bonne lecture à tous !
Lou Ferreira
(les titres en caractère gras sont ceux de Pascal Aquien)

Photo : Pascal Aquien -avec son aimable autorisation-.
ARTICLE DE PASCAL AQUIEN :
Les comédies d’Oscar Wilde, ou le gay savoir (Atala 13, 2010: 91-105).
L’œuvre de Wilde – théâtre, fiction, essais – fait l’objet de nombreuses études qui mettent l’accent sur le mode de fonctionnement du langage . Porté et dynamisé par ce que le dramaturge a appelé, à propos d’Un mari idéal (1895), « la cadence des mots en mouvement » (The Sketch, 1895) , le langage wildien s’apparente à un ballet, avec ses pas de deux, ses entrechats et, surtout, ses pointes. L’objet de cet article, cependant, est autre puisqu’il y sera question de la basse continue sous-jacente aux quatre « comédies de société » , c’est-à-dire de la présence d’une vérité biographique fondamentale et structurante : l’homosexualité de l’écrivain. Celle-ci se manifeste de diverses manières, qui toujours soulignent l’existence d’un désir autre, d’une vérité qui bouscule les frontières convenues. Une première question se pose néanmoins : pourquoi disséminer dans son texte autant d’indices personnels ? Pour au moins deux raisons : la première est idéologique. Pour Wilde, le monde est fait de masques ; aussi, par jeu, aime-t-il à les arborer et, par esprit de subversion, à jeter le doute : et si rien, dans le monde social et surtout dans sa désignation, ne correspondait à l’apparence affichée ? La seconde raison est poétique : l’écrivain fait travailler le langage et révèle que les signes sont des malles à double fond. Une autre question est de comprendre comment il procède. On peut là encore avancer deux réponses. D’une part, il inscrit en filigrane dans le corps du texte diverses réalités affectant sa vie (le secret et le chantage), d’autre part, il redéfinit les genres, le masculin et le féminin faisant, dans son théâtre, l’objet d’une réévaluation qui les dissocie en partie des stéréotypes auxquels ils sont ordinairement liés, comme la maîtrise chez l’homme et l’émotion chez la femme. Cela est rendu possible par le regard oblique et joyeusement critique de Wilde, marié et homosexuel, et jamais dupe des apparences.
Vent de panique chez les Windermere

(image extraite du site / blog : lapasserellemontreal.com )
Le sujet de L’Éventail de lady Windermere (1893) est la découverte, faite par une dame du monde, de la supposée infidélité de son mari et, partant, de sa vie sexuelle clandestine. La prétendue maîtresse (dont on apprendra plus tard qu’elle est la mère de la jeune lady) est une certaine Mrs Erlynne, plus âgée que les époux Windermere, et douée d’un pouvoir dont pour l’instant rien n’est dit. Le mystère et le silence qui entourent cette relation ont un parfum de chantage : lady Windermere découvre que son mari verse des sommes d’argent importantes à la supposée rivale, fait qui rappelle la vie privée de Wilde, ses relations secrètes avec des domestiques et des garçons de passe, et avec les maîtres chanteurs à qui il avait fréquemment affaire.
Une crise ne tarde pas à intervenir. Celle-ci est déclenchée par lord Windermere. Son exigence ? Que sa femme reçoive chez elle Mrs Erlynne (dont elle continue à croire qu’elle est sa maîtresse), exhortation peu éloignée des pratiques de Wilde. Il invitait chez lui ses amants, Robert Ross, Alfred Douglas et bien d’autres, et sa femme, Constance, n’avait qu’à feindre de ne rien comprendre. Il avait certes conscience de ce qu’il lui imposait, comme en témoignent ces propos, à résonances autobiographiques, adressés par lord Darlington à lady Windermere pour lui dépeindre ce qu’il adviendra d’elle si elle ne se résout pas à quitter son mari :
« Vous auriez le sentiment qu’il vous ment à tout instant. Vous auriez le sentiment que son regard est faux, que ses caresses sont fausses et que sa passion est fausse. Il viendrait vous retrouver quand il se serait lassé des autres. Vous seriez obligée de le réconforter. Il viendrait vous retrouver alors qu’il ne penserait qu’aux autres. Vous seriez obligée de le séduire. Vous seriez obligée d’être le masque de sa vraie vie, le manteau qui dissimule son secret « .
« Le masque de sa vraie vie », « le manteau qui dissimule son secret » étaient ce qu’incarnait en partie Constance pour Wilde, qui savait toutefois qu’il pourrait toujours revenir vers elle (« Il viendrait vous retrouver ») lorsque, épuisé par les sollicitations des uns et des autres, et les dépenses entraînées, il la retrouvait, patiente et indulgente ; et toujours elle le rassurait (« le réconforter ») en lui renouvelant sa confiance. Il est cependant significatif que, peu de temps avant de composer L’Éventail de lady Windermere, Wilde avait commencé à rédiger une pièce, qu’il ne termina jamais, intitulée La Tragédie d’une femme mariée (A Wife’s Tragedy). Le personnage principal, Gerald Lovel, attend de la vie de plus flamboyants plaisirs que la grise quiétude domestique : « Être consumé par une flamme, voilà le secret de la vie . » Le secret, justement. Cela n’empêche pas Gerald de ne pas renoncer, tout comme Wilde, à son mariage, et, à un ami surpris qu’il supporte de telles contradictions, le jeune homme répond, cynique : « La vie est telle une vaste mer tempétueuse. Ma femme est mon port d’attache et mon refuge . » Mais aux abris et aux amarres, les marins préfèrent toujours l’océan houleux, malgré ses dangers et ses gouffres, ou à cause d’eux.
D’autres passages ont trait à la vie privée de Wilde, comme ce constat désabusé et transparent de lady Windermere : « J’ai entendu dire qu’il n’y a pour ainsi dire aucun homme marié à Londres qui ne sacrifie sa vie à quelque honteuse passion . » Le mot clé est « honteuse » (« shameful »), immédiatement intelligible pour tous ceux qui, mariés et homosexuels, se dissimulaient comme ils le pouvaient. Il est révélateur que ce même terme, plus exactement le substantif « honte » (« shame »), apparût six mois plus tard dans le cinquième vers de « Deux amours » (1894), sonnet composé par lord Alfred Douglas, jeune amant de Wilde, (« son nom est Honte/ Mais moi, je suis Amour ») dont les derniers mots sont souvent et abusivement attribués à l’auteur du Portrait de Dorian Gray : « Je suis l’amour qui n’ose pas dire son nom ». L’amour qui, certes, n’ose pas dire son nom, mais auquel l’écrivain ne peut s’empêcher de faire allusion : « Mon fils est excessivement immoral, s’écrie la duchesse de Berwick. Vous ne croiriez jamais à quelle heure il rentre à la maison. Et cela ne fait que quelques mois qu’il a quitté Oxford. Je n’ai vraiment pas la moindre idée de ce qu’on peut bien leur apprendre là-bas . » Peu importe ce qu’on enseignait à Oxford puisque les garçons que connaissait Wilde préféraient y jouer, entre eux, aux jeux du sexe et du hasard. Enfin, de qui s’agit-il au juste dans cette remarque de la duchesse ? De son fils ou de lord Alfred Douglas, tout juste sorti de l’université sans diplôme, et sans cesse parti en quête de nouvelles aventures sexuelles ? La réponse est dans la question.
Les grandes manœuvres

(image extraite du site / blog : roxaneandcendrillon.bloguez.com )
L’intrigue d’Une femme sans importance (1894), repose sur le jeune Gerald Arbuthnot, employé de banque vivant avec sa mère, dont il croit qu’elle est veuve, alors qu’elle n’a en fait jamais été mariée. Gerald fait une rencontre qui bouleverse sa vie : un certain lord Illingworth, dandy brillant, se prend d’amitié pour lui (la suite révélera qu’il est son père, ce que tous deux ignorent) et lui propose de devenir son secrétaire particulier. Les raisons qu’allègue Illingworth sont plus affectives, voire sexuelles, qu’intellectuelles ou professionnelles, comme il l’avoue au garçon ébloui : « C’est parce que je vous aime tant que je désire vous avoir auprès de moi . » « Je vous aime tant », « je désire vous avoir auprès de moi » ne sont pas les termes ordinaires d’un contrat d’embauche, et Wilde en disait long avec ce qui sonne comme une déclaration amoureuse adressée à un jeune homme. Il en fit l’aveu à Herbert Beerbohm Tree, qui interprétait le rôle – « À vrai dire, si vous êtes capable de supporter cette vérité, [lord Illingworth] n’est autre que moi-même ! » – ce qui incita le comédien à incarner le personnage en imitant la voix de l’écrivain. Conscient de tout ce qui se murmurait dans son dos, Wilde lui fait en outre tenir des propos qui sont autant d’indices sur lui-même : « Le but de la vie, pour peu qu’elle en ait un, est seulement de toujours partir en quête de nouvelles tentations. Il n’y en a jamais assez. Il m’arrive de passer une journée entière sans en rencontrer une seule . » Prenant un risque supplémentaire, dans une première version de la pièce, il attribuait la question suivante à Mrs Allonby qui interrogeait Illingworth sur ses relations avec Gerald : « Vous prenez un tel plaisir en compagnie de vos disciples ! Quel est donc leur charme ? », provoquant la réplique suivante : « Le jeune Arbuthnot n’est pas un disciple … pas encore . » Tout est dit dans le « pas encore » final, qui espère une résolution sexuellement concluante, et dans le choix du mot « disciple », employé par Wilde pour décrire les jeunes gens dont il aimait à s’entourer.
Rien de ces sous-entendus n’échappait aux amis de l’écrivain et à certains de ses admirateurs ultérieurs. Lytton Strachey, qui assista à une représentation de la pièce en 1907, s’empressa de décrire ses impressions à Duncan Grant, homosexuel comme lui. Que voyait-il dans cette intrigue ? Un « salmigondis des plus étrange » (« the queerest mixture »), formule significative dont l’adjectif (« queer ») renforcé par sa forme superlative est éloquent. Strachey choisissait à dessein ce mot, utilisé pour la première fois au début du XXe siècle pour désigner les hommes homosexuels. Et de résumer ainsi l’intrigue :
Un lord très vicieux, qui séjourne dans un manoir à la campagne, a décidé de baiser [« bugger »] l’un des invités, un beau jeune homme âgé d’une vingtaine d’années. Le beau jeune homme est ravi. Quand sa mère entre en scène, elle voit Milord et le reconnaît pour avoir copulé [« copulated »] avec lui vingt ans plus tôt, avec pour résultat, le beau jeune homme. Elle le supplie de ne pas baiser son fils et il lui répond que c’est une raison supplémentaire pour le faire (oh, c’est un lord vraiment très vicieux !).
Malicieux et sexuellement explicite, Strachey est l’un des premiers à avoir perçu ce que le public victorien, aveuglé par tant d’évidence, comprenait encore fort mal.
Valses de Vienne

La dimension autobiographique d’Un mari idéal (1895) n’est pas moins patente. Wilde confia même à ses amis Charles Shannon et Charles Ricketts, deux artistes qui vivaient en couple à Chelsea, que la pièce contenait « de très nombreux traits du véritable Oscar ». L’intrigue s’organise autour de sir Robert Chiltern, sous-secrétaire aux Affaires étrangères et étoile montante du Parti Libéral, et de sa femme Gertrude, « une femme grave à la beauté grecque », « grave » et « grecque » étant des adjectifs qu’employait Oscar pour qualifier Constance à l’époque de leurs fiançailles. Tout irait pour le mieux si Chiltern n’avait pas bâti sa fortune sur une infamie – vingt ans plus tôt, alors qu’il était sans le sou, il avait vendu un secret d’État à un aristocrate autrichien, le baron Arnheim. Celui-ci, de même que le gouvernement britannique d’alors, avait des intérêts dans le canal de Suez, et le succès de l’entreprise lui permit de bâtir une fortune colossale.
Chiltern fut bien sûr très généreusement récompensé par le baron. Par malheur, une lettre de lui alors adressée à Arnheim est tombée entre les mains d’une intrigante, Mrs Cheveley, maîtresse du baron maintenant décédé, de retour à Londres après avoir longtemps séjourné à Vienne. Celle-ci compte s’en servir pour faire chanter Chiltern et l’obliger à appuyer à la Chambre un projet, considéré par tous comme frauduleux, dans lequel elle a, à son tour, de très vastes intérêts financiers. S’il refuse, la lettre parviendra immédiatement à la presse. Mrs Cheveley, qui sait faire valser les réputations, se délecte à l’avance des conséquences de cette révélation :
Pensez à leur joie immonde, au plaisir qu’ils prendraient à vous traîner à terre, au bourbier et au cloaque où ils vous enfonceraient. Songez à l’hypocrite au sourire mielleux en train de rédiger son éditorial et de concocter son infâme dénonciation publique .
Et de l’avertir : « Et votre scandale à vous est particulièrement peu reluisant. Vous ne sauriez y survivre . » Des lettres compromettantes, Wilde en avait beaucoup écrit et la description des malheurs à venir de Chiltern préfigure avec une clairvoyante précision le désastre qui s’abattra sur lui à l’issue de son procès pour homosexualité. Par ailleurs, l’une des grandes questions sans cesse posées dans la pièce est celle de savoir ce qui est moral et immoral, en des termes qui vont au-delà de l’évaluation de malversations financières. Lorsque sir Robert parle de sa faute passée, il la décrit comme « mon secret et ma honte », termes qui connotent le poids accablant d’une vérité alors inavouable. Le sous-texte homosexuel explique aussi que Chiltern, lors d’une conversation avec lord Goring, évoque de la façon suivante la « tentation », et le « courage », et non point la faiblesse, d’y céder, courage d’exister en dépit des regards et des interdits sociaux :
Je peux vous dire qu’il existe de terribles tentations qui exigent de la force, de la force et du courage, pour y céder. Mettre en jeu toute sa vie pour un seul moment, tout risquer d’un seul coup, que l’enjeu soit le pouvoir ou le plaisir, peu importe, il n’y a là nulle faiblesse. Il y a plutôt un courage terrible et effrayant. Ce courage, je l’ai eu .
En fin de compte, Gertrude pardonnera à son mari. Tout comme Constance pardonna à Oscar : loin de l’abandonner après ses deux années de travaux forcés, elle l’aidera. En somme, une épouse idéale.
Sous l’influence d’Uranus
Cette année 1895 fut féconde : Wilde triompha avec L’Importance d’être constant, un peu plus d’un mois après la première, non moins brillante, d’Un mari idéal. Cette pièce se démarque des autres comédies en ce qu’elle ne s’intéresse pas à des thèmes sociaux ou éthiques. Pourtant, le regard porté sur les individus y est d’une acuité plus vive encore. Qu’y trouve-t-on ? Des femmes manipulatrices qui ne songent qu’à une chose : se marier, si possible avec un homme riche, telle lady Bracknell, moins grande dame qu’on ne croit puisque l’on apprend que, sans le sou et issue de nulle part, elle est parvenue à épouser un aristocrate sans grande personnalité. Les héros ne sont pas moins intéressés : Jack, sans famille, souhaite épouser la riche Gwendolen et Algernon, toujours endetté, la non moins fortunée Cecily ; comme dans le théâtre de la Restauration, celui de William Congreve par exemple, matrimony devrait plutôt s’écrire matrimoney.
Il n’est guère étonnant, dans ces conditions, que le mariage, qui n’est qu’un contrat, soit traité avec légèreté, puisque les sentiments n’y prennent guère de part (quand Jack annonce à Algernon qu’il s’est rendu à Londres pour se déclarer auprès de Gwendolen, celui-ci lui répond : « Je pensais que tu étais venu pour le plaisir ! Moi, j’appelle ça un voyage d’affaires »). Il n’est pas surprenant non plus que les hommes, en quête de délices vagabonds plus que de devoirs conjugaux, mènent une double vie : Jack est Ernest Worthing à Londres, et Algernon prétend s’occuper, à la campagne, d’un ami invalide, évidemment imaginaire, nommé Bunbury : « bury » comme « ensevelir » ou « dissimuler » ce que l’on ne veut, à aucun prix, révéler, c’est-à-dire son goût pour des pratiques sexuelles alors illicites (« bum » [derrière, arrière-train] plutôt que « bun » [petit pain] ?). Algernon tient tant à cette relation, ou à cette aubaine, qu’il lance à Jack :
Rien ne saurait me convaincre de me séparer de Bunbury, et si jamais tu te maries, ce dont je doute fort, tu seras ravi de faire sa connaissance. Quiconque se marie sans connaître Bunbury se prépare une existence bien morne .
Il est difficile d’être plus explicite, la connotation sexuelle du nom « Bunbury » ayant été confirmée à l’aide d’une autre étymologie, une vingtaine d’années plus tard, par Aleister Crowley :
Bunbury est un mot-valise qui mêle Banbury et Sunbury. L’auteur en question [Wilde], qui venait de monter en toute hâte dans un train arrêté en gare de Banbury, trouva le compartiment occupé par un collégien venu d’une public school des environs. Ils entamèrent une conversation et se donnèrent ensuite rendez-vous à Sunbury. D’où le mot Bunbury et sa signification. Et notre auteur se mit alors à multiplier les absences inexpliquées … .
Les choses se précisent un peu plus loin quand, à propos de Bunbury, Algernon annonce à lady Bracknell qu’il est arrivé un malheur à son ami (il ne sait comment se défaire de cette fiction qui finit par l’embarrasser) en expliquant qu’il a « explosé ». Bien sûr, lady Bracknell prend l’information au pied de la lettre :
Il a explosé ! A-t-il été victime d’un attentat révolutionnaire ? J’ignorais que M. Bunbury s’intéressât aux lois sociales [« social legislation »] S’il en est ainsi, le voilà bien puni pour sa morbidité [« morbidity »] .
« Morbidity » était un terme utilisé pour décrire les relations sexuelles entre hommes, alors considérées comme un comportement pathologique. Wilde, lui-même, dans la lettre qu’il envoya de sa prison pour demander une réduction de peine, qui ne lui fut pas accordée, parlait à propos de son homosexualité de « passions morbides » (« morbid passions ») , et le poète « uranien » (de l’allemand « Urning », terme forgé par Karl Heinrich Ulrichs en 1864 pour désigner un homme homosexuel, et immédiatement traduit en anglais par « uranist ») John Moray Stuart-Young publia en 1905 un volume de poèmes associant l’uranisme à la « morbidité », intitulé L’Amour d’un Uranien : étude poétique de la morbidité (An Urning’s Love. Being a Poetic Study of Morbidity). Quant aux mots « social legislation », ils désignaient, selon Neil McKenna , un mouvement dont l’un des objectifs était de réformer – positivement – les relations sexuelles entre hommes, autrement dit de dépénaliser l’homosexualité.
Ce n’est pas tout. Le titre même de la pièce (The Importance of Being Earnest) et le choix de l’adjectif « Earnest » (« sérieux ») et du prénom Ernest, se lisent comme un jeu de mots sur « Uranist ».
Cela éclaire les intentions de Wilde qui, d’une pirouette verbale, associait insolemment le sérieux victorien à l’homosexualité. Il connaissait par ailleurs un recueil de poésie uranienne publié en 1892 par John Gambril Nicholson, et intitulé Un amour ardent (Love in Earnest) où il est question de la passion d’un homme pour un adolescent ; l’un des poèmes, « Des noms de garçons » (« Of Boys’ Names »), y contient le vers suivant qui vient clore une énumération de prénoms masculins : « Mais c’est Ernest qui enflamme mon cœur . » Les détails de l’intrigue de la comédie font également sens : l’épisode de l’étui à cigarettes de Jack est une plaisanterie pour initiés (Wilde offrait des étuis en argent aux garçons qu’il fréquentait). À Londres, Jack séjourne à l’Albany, immeuble alors réservé à de riches hommes célibataires, et dans une première version de la pièce, l’adresse était E. 4 The Albany, c’est-à-dire celle, précise, de George Ives, ami de Wilde et fondateur en 1893 de l’Ordre de Chéronée, société secrète homosexuelle. Un autre de ses proches, John Bloxam, auteur d’une nouvelle « Le Prêtre et l’acolyte » (1894), qui dépeint la passion amoureuse d’un homme d’église pour son servant, apparaît sous le nom – identique à une lettre près – de lady Bloxham, c’est-à-dire sous l’identité et dans le costume d’une femme : le travestissement et l’attribution de noms féminins, en particulier chez les prostitués, était une pratique assez courante.
Enfin, l’avoué Gribsby a pour partenaire un certain Parker (qui est aussi le nom d’un domestique dans L’Éventail de lady Windermere), inspiré par le nom d’un garçon de passe âgé de dix-neuf ans (Charles Parker) que Wilde fréquentait ; celui-ci avait été arrêté dans un club spécialisé le 12 août 1894 en compagnie d’une vingtaine d’hommes, dont deux étaient travestis, et il fut cité lors du procès de Wilde. D’autres noms sont éloquents. Worthing, patronyme de Jack, est une ville où Wilde avait eu une liaison avec un adolescent de quinze ans, Alfonso Conway, dont les deux premières lettres (Al) sont les mêmes que celles d’Algernon. Dans une première version de la pièce, le même Algernon s’appelait lord Alfred Rufford, nom auquel Wilde renonça car l’allusion à lord Alfred Douglas était (trop) transparente. Enfin, le prénom de Cecily, alors prononcé Cicily et abrégé en Sissy, désigne en argot et sous cette dernière forme (« sissy ») un jeune homme efféminé. Comme Proust le fit plus tard avec le personnage d’Albertine, inspiré par son chauffeur Agostini dont il était passionnément amoureux, Wilde dissimule sous celui de Cecily un personnage masculin. Bien plus tard, ce parti fut celui d’Edward Albee dans Qui a peur de Virginia Woolf (1962) dont les quatre personnages étaient tous, à l’origine, des hommes.
Drôle de dame

(image extraite du site / blog : awildeanworld.blogspot.com )
Un second aspect de la stratégie de Wilde, après le cryptage fonctionnel de l’homosexualité, concerne la réévaluation des genres, masculin et féminin. Ce point de vue permet d’effectuer un glissement épistémologique passant d’une approche gay du texte à une démarche queer. Cela signifie qu’il n’est plus question de penser les catégories de « l’homme » et de « la femme » comme des essences naturelles, immuables ou transcendantales mais de critiquer les schémas de pensée binaires (homme/femme, homosexuel/hétérosexuel) de même que le concept de « vérité » appliqué aux sujets, aux identités et aux sexualités. Être « homme » ou « femme » n’est plus une donnée mais une invention, « tout sauf un destin, une nature, une triste obligation . » En remettant en question la naturalité du genre, la démarche queer montre que celui-ci n’est que le produit d’un discours. Loin de rechercher une stabilité définitive dans le genre, on ne verra plus en lui qu’« une fiction culturelle, un effet performatif d’actes réitérés, sans original ni essence .»
Un exemple éloquent est celui de Mrs Cheveley. Il n’est pas anodin, dans le contexte idéologique du temps, qu’elle ait passé de nombreuses années à Vienne. On sait que l’Autriche était en crise en cette fin de XIXe siècle et qu’à l’éclatement de l’empire des Habsbourg, qui se profilait, s’ajoutait une autre désintégration, plus effrayante encore, celle du « sujet ». Comme le souligne Élisabeth Badinter à propos des travaux de Freud, « [o]n ne parle même plus de sujet, mais de « Ça », de « Moi » et de « Surmoi » . » Ce que traverse alors l’homme autrichien est « une crise permanente d’identité », précise Jacques Le Rider, spécialiste de la modernité viennoise, qui insiste sur l’effroi que suscitait l’émancipation de la femme, son acquisition de droits et de pouvoirs étant censée produire « un homme dans un corps féminin, une virago ». Otto Weininger, qui publia en 1903 Sexe et caractère, exprimait ainsi ses craintes : « Il y a des époques […] où naissent plus de femmes masculines et plus d’hommes féminins. C’est précisément ce qui se produit aujourd’hui. L’extension qu’ont prise depuis quelques années à la fois le « dandysme » et l’homosexualité ne peut s’expliquer que par une féminisation généralisée . » Tous, philosophes, psychologues et scientifiques affichaient un antiféminisme d’une violence inouïe en n’aspirant qu’à une chose, la reconstitution d’une – mythique – polarité des rôles sexuels.
Mrs Cheveley, qui est le produit de ces mutations profondes, agit dans Un mari ideal à la façon d’un brûlot idéologique. C’est cette nouvelle femme qu’elle incarne et qui contribue à redéfinir les frontières entre les genres. De ce point de vue, son apparence est significative : « Elle fait penser quelque peu à une orchidée et sollicite vivement la curiosité . » La comparaison avec l’orchidée souligne certes l’association stéréotypée de la femme avec les fleurs. Toutefois, la comparaison est ambiguë : l’anatomie de l’orchidée (son bulbe, en particulier) rappelle celle du sexe de l’homme (« orkhis », en grec, signifie « testicule » – Wilde avait d’ailleurs surnommé « Orchid » son ami Charles Ricketts, compagnon de Charles Shannon) autant que celle du sexe de la femme, en raison de la chair et de l’ouverture de ses pétales.
L’apparence ne vaut rien sans la parole. Refusant la répartition traditionnelle des fonctions de production (l’homme) et de reproduction (la femme), Mrs Cheveley, qui n’a pas d’enfants, est associée au pouvoir politique et à la haute finance, ce qui implique que ses intérêts et son comportement sont « virils ». Ce trait de caractère se traduit au plan du discours par l’emploi du verbe « vouloir » lors de sa première confrontation avec sir Robert : « Je veux que vous retiriez le rapport que vous aviez l’intention de soumettre à la Chambre […]. Puis je veux que vous disiez quelques mots pour convaincre le gouvernement de revoir la question », martèle-t-elle. Si l’homme se considère comme l’unique détenteur autorisé du savoir, du pouvoir politique et de l’intelligence spéculative, Mrs Cheveley joue habilement sa partition pour affirmer sa puissance. Et si, au début de l’acte I, elle définit subtilement – pour endormir l’ennemi – la femme par l’irrationnel (donc par le « naturel »), elle met très vite en avant son acuité intellectuelle, c’est-à-dire sa « masculinité » : « J’ai tout de suite compris votre nature. Je vous ai analysé », lance-t-elle à sir Robert.
Face à elle, les hommes se défendent en reprenant les arguments des Viennois aux abois, quelques années plus tard synthétisés par Paul Julius Möbius dont le traité intitulé Sur l’imbécillité physiologique de la femme connut un vaste succès au point d’être réédité neuf fois de 1900, date de sa parution, à 1908 . Les propos de lord Caversham, plus poliment exprimés que ceux de Möbius, expriment des convictions comparables :
Lord Caversham : Monsieur, nulle femme, qu’elle soit jolie ou non, n’est douée du moindre bon sens. Le bon sens est le privilège de notre sexe.
Lord Goring : Tout à fait, père. Et nous, les hommes, faisons preuve d’une telle abnégation que nous n’en n’usons jamais, n’est-ce pas ?
Wilde renvoie ici dos à dos la « stupidité » de la femme et l’ « intelligence » de l’homme en laissant entendre que ni l’une ni l’autre ne sont vraies. Aussi la différence des sexes, à supposer qu’elle existe, se brouille-t-elle plus qu’elle ne s’affirme : si Mrs Cheveley est cérébrale, Chiltern est émotif. De même, lorsqu’elle dit à lady Chiltern qu’elle a trouvé son mari « réceptif à la raison », en ajoutant que c’est « chose rare chez un homme », elle se débarrasse des idées reçues sur les hommes en leur refusant ce qui est censé le mieux les définir : la raison. La même Mrs Cheveley, prête à payer Chiltern comme un client rémunère une prostituée, demande lord Goring en mariage, ce qui redistribue les rôles de l’homme et de la femme. De même, le parallélisme systématique des didascalies décrivant, à la fin de l’acte I, le désespoir de Chiltern et celui de son épouse à la fin de l’acte II contribue à nier, ou à brouiller, la distinction entre le masculin et le féminin, puisque leurs comportements sont interchangeables. Goring, de son côté, en dépeignant les hommes comme des godiches mal fagotées (« dowdies »), et les femmes comme des « dandies » intervertit les équations habituelles pour illustrer la vanité de la démarche définitoire : avec ce commentaire, il montre que les essences sont des formations de l’esprit et que seule compte la variabilité des points de vue. C’est pourquoi Wilde ne se contente pas de construire ses personnages : il les déconstruit également. Après avoir affiché une ambition démesurée, Mrs Cheveley est prête à renoncer à tout pour se marier, tout en affichant son mépris pour l’institution conjugale. Quant à Goring, qui est un dandy, il ne se comporte que partiellement en tant que tel puisque, abandonnant toute désinvolture vis-à-vis de la morale (qui est le comportement programmé de ce type de personnage), il défend l’idée chrétienne, éthique et non esthétique, du pardon nécessaire.
Trouble dans le genre

Rossetti 1877.
Des procédés comparables se retrouvent dans L’Importance d’être constant. Les filles y font des avances aux garçons, les hommes sont soumis à des événements qu’ils ne contrôlent pas, et les mères prennent les décisions. De ce point de vue, le commentaire de Gwendolen sur son père est éloquent :
En dehors du cercle familial, papa, je suis ravie de le dire, est un parfait inconnu. Et je crois que c’est très bien ainsi. Le foyer me paraît être le cadre idéal pour un homme. Et il ne fait pas de doute que dès qu’un homme se met à négliger ses devoirs domestiques, il devient péniblement efféminé, n’est-ce pas ? Et cela ne me plaît pas. Cela rend les hommes si séduisants .
Cette appréciation est l’inverse du discours convenu sur le rôle symbolique des hommes, censés se faire connaître dans le monde, y triompher et, surtout, ne jamais se cantonner à la vie domestique, « naturellement » réservée aux femmes. En outre, et de façon plus troublante, ce commentaire reprend, tel un décalque inversé, le discours réactionnaire des hommes sur les femmes. Si, dans les troisième et quatrième phrases, on remplace « homme » par « femme » et « efféminé » par « masculine », le jugement reprend à la lettre celui des adversaires des féministes. Cependant, l’appréciation de Gwendolen se brouille lorsqu’elle ajoute ce commentaire sur la séduction : « Cela rend les hommes si séduisants. » Si, premier paradoxe, le père gagne à être … inconnu, il est, second paradoxe, censé être d’autant plus séduisant qu’il est « efféminé ».
On peut s’interroger sur le point de vue de Gwendolen, qui serait plus celui d’un garçon homosexuel attiré par un homme « féminin » que celui d’une fille évoquant son propre père. La question est aussi de savoir ce qu’elle entend par « Et cela ne me plaît pas » : déplore-t-elle que son père soit « efféminé » ou, à l’inverse, qu’il ne le soit pas ou pas assez, puisque son charme, à l’en croire, vient de son caractère féminin ?
Le sentiment d’incertitude que provoque ce raisonnement a son importance : en posant comme principe que le désir est fait de tensions et de contradictions et que l’être même fait l’objet d’évaluations variables selon le point de vue choisi, il remet en cause la pétrification des comportements liés au sexe et au genre : en un mot, Gwendolen se pose en théoricienne queer avant la lettre. Ce faisant, elle fait aussi un geste politique, plus puissant que l’évidente satire sociale sur laquelle repose en partie la pièce, puisqu’elle conteste l’assise même du système patriarcal. De même, le sous-texte gay des comédies de Wilde ne s’entend pas simplement comme l’insertion en demi aveu d’événements et de désirs propres à l’auteur. En cette fin de XIXe siècle où la psychanalyse freudienne prend son essor, il agit à la manière d’un contenu latent, sous-jacent à un contenu manifeste dont il mine la prétention à tout signifier. Il donne également toute sa place au ça, pôle pulsionnel de la personnalité, face au surmoi, façonné par la conscience morale et la formation d’idéaux et d’idéologies.
Il existe donc un lien puissant entre la présence codée de la vie homosexuelle de Wilde et la réflexion sur le sujet : dans les deux cas, sont contestés les dispositifs, soutenus par la « morale », qui proposent des modèles identitaires immuables. Là est la modernité du dramaturge, qui questionne inlassablement les conceptions essentialistes de la subjectivité. Un autre titre pour une pièce de Wilde ? Des Genres sans importance.
Pascal Aquien
Université de Paris IV-Sorbonne
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